Ce poème est aussi un conte. Ou un livre ajouté à la
Bible pour en proposer en quelque sorte « la version marxiste ».
Ici le démon n'est pas un dragon mais il en a la « queue
(qui) fume » et les « naseaux (qui) brûlent » :
il s'agit d'un lion, un vrai, un d'Afrique, un de ceux dont parlent
les « bergers Bororo du Niger », chers à LouisFrançois
Delisse. Le vainqueur du lion n'est pas l'archange Michel cité dans
l'Apocalypse comme celui qui achève la bête, mais
un enfant « armé de (s)a seule douceur ».
Et si au dragon de saint Jean s'oppose l'Agneau, dans le poème
de LouisFrançois Delisse, c'est la licorne des tapisseries
médiévales ou la gazelle des déserts africains
qui l'emportent.
Nous ne sommes pas à Patmos aux premiers temps de la
chrétienté mais en 1977, à Vauvillers, dans
la Somme !
En ces années-là, l'impérialisme américain
venait de subir un coup dur au Vietnam et les dessinateurs humoristiques
représentaient volontiers le tigre qui le symbolisait
avec une patte en écharpe. Le lion de Louis-François
Delisse n'est pas seulement le tigre impérialiste made
in USA, mais un monstre qui symbolise tout à la fois des « cheminées
d'usine, la pollution, les banques, les notaires, la bourse,
les livres comptables, les feuilles de paye; -les parachutistes,
les rois des nos et des holdings, les inspecteurs des finances
et la télé qui fait écran au monde. Ce lion
est le monstre qui entretient un monde où deux hémisphères
s'opposent : « un vaste hôpital » au sud, « une
haute banque d'affaires » au nord. Un monde où s'opposent
les âges de la vie : des adultes qui conseillent la prudence,
voire le démission face au lion ; et des enfants qui prétendent
que, face à eux, c'est le lion qui aura peur. L'inexpérience
des échecs passés, l'inexpérience des poings
levés - si inutilement levés - permettraient donc
de rêver encore d'un Eden, d'un jardin où « jouent
ensemble des enfants de couleur, heureux », d'un « jardin
là-haut près des jardins de la lune ».
Car, comme chez Pierre Garnier, la « mort est toujours
enceinte » et celle du lion, dans te conte de Louis-François
Delisse, doit engendrer la naissance de la lune. « Nous
serons jeunes », ose-t-il écrire, et cette renaissance
de la lune doit permettre la réactualisation des souvenirs
d'enfance dont font partie des fesses de « petite vieille » et
de « jeune folle», des miroirs qui mènent à la
lumière, à « la jeune lumière » qu'on épouse, à la « grande
lumineuse » qui se lève à l'horizon: une
lune qui mène à un monde nouveau.
Louis-François Delisse crée sa propre mythologie
dont il nous dit que les mots suivent ici le rythme de la cantate
paysanne de J-S. Bach. Ce poème est « un oratorio » nous
dit-il encore. Il est certain qu'il est un chant, un « Chant
des chants » moderne, qui imagine « derrière
nous, la misère et le temps » et « devant
nous, la longue lumière ».
Jean-Louis Rambour