C’est une petite table ronde et rouge,
en formica, de celles qui se renversent facilement.
Le repas est terminé. Arnaud empile couverts et assiettes
et s’efforce de faire un peu de place.
Il sort son manuscrit. La cendre de sa cigarette tombe sur une
page. Peu importe.
D’innombrables tâches et ratures, déjà,
maculent le blanc du papier, tant et tant, qu’il peine
lui-même à déchiffrer le poème. Les
corrections, les éliminations, le remplacement d’un
mot par un autre, les biffures et les inversions, successivement
apportées, se mêlent aux traces de vin et de café.
L’écriture malmène le texte. Progressivement,
des strates se forment et constituent une chair d’où émergeront
peu à peu les mots, aptes à dire l’existence
et "son feu réel".
Arnaud secoue le stylo-plume pour faire venir l’encre.
Des projections noires et involontaires ajoutent à la
confusion des traits, le dessin d’une constellation. De
sa paume, il étale les gouttes éparses en une
pluie d’astres.
Autour de nous, les rires reprennent leur réalité.
Une femme nous frôle et nous ignore.
Un chanteur s’efforce de capter l’attention des
clients attablés. Il porte, malgré l’hiver,
un chapeau de paille et interprète, s’accompagnant
d’une guitare, des succès mexicains.
Auprès de lui, un homme ivre, danse et distraie la clientèle,
moqueuse et agacée.
Arnaud l’observe, lui adresse un sourire puis retourne à son
texte.
Le poème ne convient pas. Je le vois à l’insistance
qu’il met à le lire et à le relire.
A nouveau le silence s’installe entre nous.
La main d’Arnaud est crispée et le stylo glisse
avec le plus grand mal sur le papier. Il est comme retenu. Un
immense effort de concentration est fourni. Le poème surgit.
Le geste se précipite, supprime encore et modifie, convulsif
jusqu’au point.
Quelques vers, trois tout au plus et privés d’article.
L’image est créée, venue de loin, brutale,
fragmentaire, insensée. Une plainte et un désir
tenus trop longtemps secrets. Un déchaînement naturel
dans lequel chacun court à sa perte comme à sa
libération.
Apaisement, fatigue. Arnaud me tend son nouveau poème.
Il ne dit rien mais son regard m’interroge : "Et ça,
qu’est-ce que ça vaut ?".
Alain Levillain