Que Jean-Louis Rambour répugne à la redite formelle
et que chaque livre lui soit une autre tentative de composition,
cela ne contredit en rien la profonde cohérence d'une œuvre
poétique dont voici le dix-huitième titre sur une
trentaine d'années. Comme la variation musicale, quand
elle s'éloigne de la virtuosité décorative,
enracine son thème et peu à peu révèle
les divers états d'âme dont la charge un créateur,
ainsi voyons-nous s'étoffer et se préciser
le regard que notre poète porte sur soi et le monde.
La nuit revenante, la nuit dispose
en suite ininterrompue cinquante poèmes, sans titre et
chacun de vingt-deux vers libres ; on songerait, d'assez
loin, à ce qu'entreprit Louis Guillaume avec Agenda (180
poèmes quotidiens de 19 vers), n'était que le « quotidien » de
Rambour tient moins d'une astreinte à l'écriture
journalière qu'à l'in tention de dérouler, « tout
simplement », une vie ordinaire selon « l'horloge à pépins » de
notre société : « Mon Dieu, tout
ceci n’est que discours de chiens qui rôdent, des
es sais de paroles selon les circonstances. »
Par bonheur, la « simplicité » du
Jeune homme salamandre se
distingue radicalement de l’indigence et des platitudes
d'un néo-réalisme misérabiliste aussi répandu
et stéréotypé que de la pellicule gâchée.
Certes, ordinairement, le constat d'exister n'est pas si rose,
et l’espoir éteint n'avait pas tout de suite éteint
la misère de ce jeune mendiant
« enlaidi de vêtements qui, tout à l’heure,
demandait pitié dans la rue pour cinquante centimes »,
(…)
Il était lui aussi la nuit abattue,
une écharpe
autour de sa cuisse ,
et les pavés étaient
durs,
il n’avait vraiment rien de triomphant
et la nuit
tombait de plus en plus
comme si mille nuits se posaient
sur la première,… »
Mais la noirceur n’est pas systématique, ces poses
d'ennui ou de dégoût déjà si « littéraires » et
fabriquées chez tant de romantiques, de post-symbolistes
ou même d'existentialistes. Y aurait-il en revanche une
lucidité, sinon rafraîchissante, au moins consolante,
dans la mesure où elle reconnaît les nuances du
tableau et qu'un diagnostic vaut mieux que le mensonge ou
l'ignorance, et dès lors qu'elle s'attache à saisir,
en temps et lieux, ne fût-ce que ces rares éclats
dont la signification de transposition redéclenche l'intérêt ?
Rambour parle de « la coïncidence favorable
/ à saisir sur le vif » ; quand il ne
s'agirait que de moments d'amour ou d'une « vacance » on
ne peut plus présente, pareille ouverture à l’être
relance le désir de lire que le poète, fin styliste,
rythme d'ailleurs au flux de vers brefs, souvent nerveux, en
quelque sorte « oraux ». Une lecture silencieuse
ne souligne guère le débit du poème, ce
mouvement qui me semble spécifique chez Rambour, bien
soutenu, varié et variable, certes, puisque modulé par
les tonalités et l'atmosphère du texte, tragique
ou grinçant, empreint de lassitude ou de dérision,
usant des « pouvoirs » de la phrase et
de l'antiphrase, du lyrisme ou de l’humour décapant,
« Nous savons jouer de tous les claviers, tous les
symboles.
Nous produisons des tintements de corps morts,
de cœurs
rétrécis. Nous savons dessiner
des courbes
d’horizon. Nous savons fermer la vie. »
A vrai dire, la teinte majeure du livre reste, sur fond d'actualité morose,
l'investigation de sens d’un être que l'isolement
social, l'enfermement psychique ou certaine inaptitude à se
libérer plus franchement n'empêchent pas de ressentir
l'irrépressible rêve d' « en sortir ».
Cet anonyme qui parle, « moi pauvre quelqu'un / qui
n'ai résolu aucune question une fois pour toutes »,
ne se dissocie des autres que par une conscience plus aiguë de
son malaise :
« Qui êtes-vous promeneurs sans but,
habiles à vous
maintenir en selle ? Qui êtes-vous ?
(…)
sur cette terre détruite dont nous
nous rappelons la nuit,
la dernière nuit
qu’on l’a changée
de linge, » (...)
Faut-il à l'homme d'aujourd'hui un poète crépusculaire
? Déboussolé parmi « nos points cardinaux
joués aux dés », rétif aux « philosophies
obtuses », aux idéologies simplificatrices,
aux convictions absurdes, amer sous le poids du passé,
désemparé par une quantification aveugle et
la criminelle cho s ification de l’humain, outrageusement
leurré et cyniquement moqué, parmi trop d' « oiseaux
fatigués », il lui arrive de se résigner
sans savoir même à quoi, et c'est là précisément
que « revient » la nuit anaphorique :
« Nous sommes les docteurs qui parlons bas,
avec
des gestes illisibles et des fenêtres
sans lumière… »
Mais la révolte n'en revient pas moins aussi, avec la
conscience sans cesse ravivée des « dérapages » que
la société fait subir au réel, l'abus des
images fallacieuses, le ras-le-bol de « tout cela »,
et n'importe que ce soit « vous » qui « étiez
cent ou mille à faire croire que c'était le vrai » ou
ces millions d'artificiers matraqueurs de bonheurs formatés.
Car pourquoi la crise des valeurs devrait-elle déboucher
sur l'indifférence ou le désenchantement ? A nous
d'accepter ou de refuser la veulerie, celle où on préfère « en
silence fumer nos gitanes et / nous contenter de miel, de miel
et de fers rouges » ; s' « il faut savoir montrer
son corps aux embaumeurs », rien ne presse, et
que l'empailleur patiente. Entre-temps, survivons, écrivons
; veillons aussi, car ce temps, évolutif ou répétitif,
ce moteur du « défilement des crans de la pellicule » « a
des yeux en forme de trèfle / et parfois joue de la mandoline »,
il « vous charme, vous rend amnésique »,
ce qui n'empêche qu’
« on en meurt de tout cela,
ce n’est guère
important, mais on en meurt. »
Apprivoisons-le donc, plutôt que d' « en faire
la scansion ». A la taille de guêpe du sablier
/ étrangl(ant) un dernier grain », répondons
par « le rythme imprécis / de la pendule intérieure
/ à (notre) cœur ».
Parallèlement, le portrait d'une vie ne saurait se réduire à ordonner
des faits biographiques. Rambour excelle à rendre des
fragments d'enfance où l'émotion le dispute à la
retenue, et les mémoires quelquefois semblent se recouper,
ou fondre ensemble des lieux et des êtres proches,
comme lorsqu’il évoque
« toutes les clés, mais aussi la clé des
ponts à guérites
et des camps à miradors
et
de ta porte, Julia, ta porte Julia,
réveillée ce
soir par une danse, des bruits de guerre,
des obus, mon Dieu,
on les voyait tomber,
Julia qui ne dansait pas, balourde Julia,
toute une vie balourde
et son doigt dans la farine
qui trace un cercle et un croissant
de lune
pour le faire sourire... »
D'évidence nous ne pouvons restituer les résonances
affectives, les connotations, les jeux d'images et d'humeurs
que recèle ce texte et qui sans nul doute l'ont provoqué,
mais nous y goûtons une mélodie existentielle, rien
moins que gratuite ou convenue comme des « couchers
de soleils de velours » ou au tres gracieusetés
décadentes. C'est que le poète est le dernier à pouvoir
se mentir, à « se payer de mots » disait
Valéry. Il ne peut cesser de se référer à son
propre domaine vital, il y circule en proie à ses deuils, à ses
ravissements, à ses rages, à ses songes de vivre.
Car l'imaginaire n'est pas absent du quotidien. Au-delà de « midi
le juste » astronomique, où le Cimetière
marin a vu l'envol superbe d'une réflexion, voici que
se produit une « épiphanie méridienne »,
instigatrice lumineuse d'autres évasions, d'illusions
d'optique ou d'éthique :
« Près de Boulogne il y a
comme à Florence,
des tombeaux sculptés
et une église Saint-Laurent,
il y a
sous sa cape brune un porteur de flambeau,
un lucifer qui éclaire
la Manche, le Ponte Vecchio
rapprochant l'Angleterre. Dansez,
mesdames, messieurs, il est
midi, (...)
ce sont des illusions de Renaissance,
c'est l’instant de
l'immobilité
et de ma terreur panique. »
Lointain écho de la liberté surréaliste
? Il se peut, mais avant tout est sauvegardé le lien essentiel
entre vie et poésie, quelques juxtapositions, transpositions
ou traitements de langue où l'écrit coule le vécu.
La poésie se fait mais ne se fait pas qu'avec des mots,
comme Jean-Louis Rambour l’atteste en tout son livre, et
jusqu'à cet autoportrait final :
« Me voici alchimiste piétinant les fleurs,
me voici
sans pieds et sans les indications secrètes sur
le destin des hommes.
Je suis désormais d’un visage
que tu ne m’as
pas connu.
Tu m’avais préparé, je sais, à vivre
inquiet
mais longtemps, mais inconscient. (…)
tu m’avais
logiquement, astrologiquement,
prévu un début sans
fin et puis, pardon,
pardon, j’ai manqué l’échelon.
Bien
sûr d’autres étaient tombés
aussi avant moi,
eux aussi la bouche pleine de proverbes invérifiables
et des larmes aux yeux, des larmes comme des monstres,
comme
des chevaux ailés sur la scène d’un
music-hall,
comme des Arlequins étoilés. Pardon.
De n’avoir
pas su
prendre le risque d’un cœur à tout
rompre. »
André Doms