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DES VANNEAUX

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La trame des jours

Voies croisées des lettres luxembourgeoises

Guy Helminger et Lambert Schlechter en grands formats

En grand format et en grande forme Guy Helminger et Lambert Schlechter. En témoignaient leurs nouveaux livres et les lectures qu’ils ont données voilà quelques jours à la Kufa en compagnie d’une dizaine d’autres poètes luxembourgeois.

À n’en pas douter, Guy Helminger trace une voie des plus originales dans la poésie luxembourgeoise contemporaine de langue allemande. L’anthologie que viennent de lui consacrer les éditions Phi constituent d’ailleurs une sorte de consécration de son parcours éditorial, puisqu’on y retrouve des textes écrits depuis 1985. Ce ne sont jamais les thèmes qui lui font défaut: les êtres, les voyages, le mouvement, la ville de Cologne où l’auteur habite depuis plus de vingt ans. Chez lui, la perception par les différents sens paraît primordiale. On saluera ses rimes qui, sous la lame de la langue claquent comme des oriflammes. On notera aussi le rythme particulièrement dynamique et interpellant de ses textes, rythme que l’on pourra d’autant mieux apprécier que l’édition s’accompagne d’un CD avec vingt-cinq de textes de celui qui annonce «Hier kommt die Verskapelle ausm Gutland» (voici la musique des vers du Gutland).

Autre langue, autre poète, Lambert Schlechter paraît intarissable. Avec «La trame des jours», il livre de nouvelles pages d’une sorte de journal. Journal? Non, le mot ne convient pas vraiment, il s’agirait plutôt de notes jetées au jour le jour dans des carnets. Et encore, si les dates sont souvent mentionnées, la chronologie importe relativement peu. Il s’agit surtout de rassembler : «Quelques petites choses & quelques grandes causes». Au total, on lit quelque chose qui tient des «Essais» de Montaigne et de l’Encyclopédie, comme si, dans un même mouvement, Lambert Schlechter prenait le relai des humanistes et des philosophes des Lumières.

Pour lui aussi, pas de souci quant à l’inspiration. Tout peut y contribuer: les lieux, les personnes, les informations, les lectures, les tableaux, l’écriture… sans oublier les charmes féminins – tous les charmes – qui s’affichent souvent au cœur des préoccupations. À tout prendre, chaque note est sensiblement construite sur la même approche. Un constat, une citation, un site, un mot même constituent autant de points de départ pour une réflexion qui dépasse toujours l’attendu. C’est que, comme le poète le souligne: «Je ne suis pas un explorateur horizontal mais vertical; je ne déblaye pas, je fore». Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il balaie large: «Je fais entrer l’énormité des empires dans mon petit cahier». Une vision large donc, sereine et lucide qui, entre nostalgies et lumières, n’a pas fini d’éblouir.

À lire:

Guy HELMINGER, «Libellenterz. Gesammelte Gedichte», Éditions Phi, 2010; 504 pages, 25 €

Lambert SCHLECHTER, «La trame des jours. Le murmure du monde 2. Fragments», Éditions des Vanneaux, 2010; 248 pages, 18 €


A perte de vue

Sauver un peu de ce qui disparaît, dire le précaire, le miraculeux, la mort, voilà ce qu’écrit Lambert Schlechter.

Des petits riens, des petits faits qui font la vie quotidienne, des choses vues, pensées, imaginées. Du fragmentaire, de la relation de sensations, des commentaires « à chaud » - ils sont faits de bouts de vie des livres de Lambert Schlechter, de ce discontinu, qui fait La trame des jours, le murmure du monde et rend particulièrement sensible, comme le sang sous la peau, le filigrane du vivant.
Une vie où le bonheur de respirer et la merveille de vivre sont indissociables du chant funèbre, de ce fond de noir et de néant dont Le silence inutile (La Table ronde, 1996) déjà modulait les brûlants arpèges. C’est la perte et la permanence qu’écrit Schlechter. « Dans l’acte d’écrire il n’y pas, d’abord, désir de signification, mais seulement trace. » Alors, dans l’esprit des Papiers collés de Perros et des Petits traités de Quignard – et à l’image des Essais de Montaigne, « rapiécés de divers membres, sans certaine figure, suite ni proportion que fortuits » -, il juxtapose notes et réflexions, présentes et anciennes (ces dernières datées), crée des échos entre paperolles retrouvées et pages de carnet, met en résonance le lu et le vécu, exploite hasards et rimes entre le présent et passé. « Je ne suis pas découvreur mais retrouveur. »
On voyage ainsi entre collines toscanes et dunes flamandes, petites choses et grandes causes, beautés de la nature et éclats de sensualité. On se promène dans les savoirs et dans l’Histoire (Katyn, Galilée, le chevalier de la Barre, la guerre du Golfe…), parmi les citations savantes ou scientifiques – elles des jalons fondamentaux, elles « ponctuent et focalisent, elles me mettent en réseau » - et les interrogations de l’auteur sur la façon dont se constitue le savoir, notre savoir. Le tout sur fond de fascination devant le sexe de la femme et la beauté du corps. Ivresse des morts et des mains, somptuosité du corps et de l’acte sexuel. Car c’est aussi pour comprendre ce qui se passe entre un homme et une femme que Lambert Schlechter écrit. Pour essayer de dire l’énigme du désir, les mille facettes du manque comme celles de l’assouvissement. « l’extatique sidération du mâle devant la merveille du sexe féminin » - L’Envers de tous les endroits, en somme, pour reprendre le titre du livre de poèmes qu’il publie aux éditions Phi, avec des dessins de Jean-Marie Biwer, parallèlement à La Trame des jours.
De la représentation du pénis dans l’art en passant par les mangas japonais, les estampes pornographiques – images printanières – des maîtres que furent Hokusaï, Utamaro, ou Eisen, sans oublier les nus d’Ingres ou de Modigliani, c’est l’éros au quotidien, la femme désirée, la femme qui se donne, les fredonnements et les gémissures du plaisir d’amour qu’il célèbre, et ce avec la même verve que celle qu’il met à louer l’économie de moyens d’un Omar Khayyâm, la manière d’Annie Dillard ou de Max Frisch, la musique de Bach – « consubstantiel à la substance de ma vie » - ou l’acuité d’un La Bruyère capable de résumer tout un traité sur l’art d’écrire en évoquant simplement l’art des épistolières : « Elles sont heureuses dans le choix des termes qu’elles placent si juste, que tout connus qu’ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l’usage où elles les mettent . »
Un livre écrit pour nouer le local à l’universel, pour dire la prodigieuse force du malgré – « malgré le malheur, malgré l’horreur, voici la tendresse, voici la beauté, l’infinitésimale tendresse contre l’omniprésent malheur ». Pour dire des choses simples, comme la stupéfaction, désespérée devant la bêtise et la brutalité, comme le rôle de la présence, la magie du regard, la douceur de la peau. Un livre à l’écriture étonnamment libre, à lire en voyeur, en frère, dans la jouissance du futile, ou de l’émerveillement devant la délicatesse de pétales printaniers des nymphes ouvertes…

Richard Blin

Article paru dans Le Matricule des anges, n° 121, Mars 2011.