Une critique d'André Doms
Sept livres, plutôt minces et d'une extrême concision,
en une vingtaine d'années/ c'est dire que Pierre Tréfois
n'abuse pas de la poésie. Mais il sait en user. Et il
ne s'agit pas que de rigueur ou d'élégance de la
plume: ses Tableaux de l'inconstance des anges condensent observation
aigüe du monde, se nourrissant d'un humanisme vécu
et pas de simple référence. Si le premier ensemble, "cloaque
aux nymphéas", sous la parlante antithèse renvoie à des "personnages
de l'Eloge de la Folie" et si notre poète, fervent de
bibliothèques, nous apprend qu'un traité médical
du XVIème siècle s'intitule "Tableaux de l'inconstance
des mauvais anges", on lit ici, avant tout, un diagnostic psychique
de nos sentiments et comportements, dont la gravité semble
tempérée par l'expérience même, par
cette distance prise qui réussit à trouver dans
les faits de la vie une manière de jouissance, fût-elle
amère ou aléatoire; et nous voici avec l'auteur,
Entrés en nonchalance comme le noyau de la saveur, comme si l'oeil
nu mimait la pesanteur - au seul vif de l'être.
Les sept "caractères" - féminins - par qui sont croqués
sept versants de notre psyché, transparaissent dans leurs étymologies
grecques et s'avouent "pauvres nymphéas zébrés par les hachures
du Littré mescalinien", mais leur humour feutré ne nous surprend
pas moins par des connotations à la fois justes et insolites. Soit la
lointaine leçon de Reverdy ou l'ancien usage de la "chute" , reste que "Philautie" pousse "l'amour-propre"jusqu'au
narcissisme, jusqu'à certaine masturbation de soi où son insondable
solitude et sa fragilité trouvent leur image dans la champêtre fleur
rouge de la sécheresse estivale:
Philautie farde son miroir.
Si elle tombe à court
de rouge à lèvres
elle vient alors s' aimer,
coquelicot neuf,
au sortir d'un bain de silex.
"Léthé", pour sa part, se désencombre "des siècles
pyramidaux mais n'en est que plus préoccupée de l'actuel et se
retrouve "sibylle perplexe/à hauteur/de l'ici". Aucun commentaire, nul
discours, rien qui pèse si peu que ce soit sur le droit fil du propos;
au lecteur de poursuivre, ou d'extrapoler au gré de son humeur et de ses
réflexions.
Or précisément, les "anges" de Tréfois, bien que déchargés
de leur méchanceté, n'ont pas l'air en harmonie avec notre société, à moins
que ce ne soit en raison inverse de conscience: "Bon sang, pourquoi Nos
esprits ribotent où ils peuvent, sur berges hostiles, à flanc de
volcan, vulnérables comme l'or des radeaux engloutis.
Gargouilles réduites à mendier la pluie, à dépiauter
le ciel.
Les anges existent-ils alors que tout le reste s'irréalise?" Ils paraissent
peu au fait du mouvement d'une planète où "les chemins chancellent
au pire" et "où le puzzle rate ses coutures". Lloin du rire rabelaisien,
nous déroulons nos vies "au pays des rictus", environnés de faux-visages,
lestés d'une "besace à grimaces", souvent contraints de "vivre
par regards reptiles" ou dans des "songes, colporteurs de lèpre sentimentale".
Exilé intérieur, l'être court à sa perte "dans la
furie des foules" et parmi l'indigence des non-valeurs qu'on lui impose, quand
même il tente de se dédouaner par de "ronflants axiomes face à soi-même":
Nos esprits ribotent où ils peuvent, sur berges hostiles, à flanc
de volcan, vulnérables comme l'or des radeaux engloutis.
Gargouilles réduites à mendier la pluie, à dépiauter
le ciel.
Quand "feu et rage disparus", conditionnés ou veules, nous n'avons
plus même "d'autarcie affective", nous satisfaisant pour tout amour de
fixer "des poupées de son" stéréotypées, une
présomption de mort s'installe: " Le château des reines de pique
affiche désormais " Portes ouvertes". Les tableaux de Tréfois
sont d'un noir profond, où "les insectes s'acheminent vers leurs doublures".
Certes on en aperçoit bien certains en "vadrouilles picaresques"; la conscience
résistante du poète, avec "A la proue: le désir. A la poupe:
des transfigurations", fait qu'un temps sa "jonque remorque la Nef des Fous",
et qui s'étonnera que se pointe en nos ballottements le navigateur Sébastien
Brandt? mais que peuvent ces quelques pilotes avisés et lucides face à l'hypocrisie
cynique des Fauteurs de Bien et à la cécité de nos néo-croisés?
Si toujours un idéalisme nous soutient, si "A la revendication d'angélicat
mondial, nous ajoutons une pincée d'altruisme primitif, il n'empêche
qu'
Au solstice du néant, l'état larvaire fut promu vainqueur à la Pyrrhus.
D'où cette fulgurante rétrospective
de notre aventure occidentale :
Au fil des siècles,
nous eûmes tantôt le dard féroce, tantôt la langue cousue,
bûmes tisanes d'azur et ciguë au fût, agitâmes drapeaux
et maximes, sous l'oeil des masques vivaces et des satrapes claquant des dents.
"L'aube enfin paraphe ( ra-t-elle) l'Histoire? Rien de moins sûr. On
observe seulement qu'à la rose du vent, la planète parée
de bleu fait volte-face. Le poète, lui, verse à l'état de
nonchalance, cependant verra-t-on s'inverser l'ordre des choses ? il ne devrait
s'agir en fin de compte que d'un choix personnel, d'une modalité d'être
individuelle, où " La main au poitrail, nous nous fidélisons aux
accrocs, aux envols récalcitrants./Au péril fauve". Pauvre "bonheur" de
ce monde " pour l'homme inquiet qui trace en si peu de lignes cet émouvant
autoportrait:
Las du parti des clairs de lune, des fouetteurs sucrés,
des paumes offertes, nous avions l'écorce friable, très peu de
venin dans les nervures et un sens griffu des billets doux.
Un destin d'algue, en somme, nous attendait au mitan du fleuve distrait de son
aval.
André Doms
Une critique de Jean-Louis Rambour
Mais qu’est-ce qui amène Pierre Tréfois à faire
référence à la Renaissance, à emprunter à Erasme
les personnages de son Cloaque aux nymphéas et le titre
du recueil Tableaux de l’inconstance des anges à un
ouvrage de médecine du XVIe siècle ? Pas tout à fait
d’ailleurs, me disait-il scrupuleusement au téléphone,
puisqu’il daterait de 1602. Mais bon, on lui accorde cette
marge d’erreur. Serait-ce l’ambiance actuellement
prégnante dans les logements sociaux de la Wallonie qui
l’influencerait aussi ? Que pense le plombier belge homologue
du désormais célèbre plombier polonais de
Philantie, Colacie, Léthé et autres ? A coup
sûr, les Belges connaissent Paranoïa, et pour de vrai
cette fois. Mais Anoïa ? Tryphé ou Miisoponie ?
En réalité, Pierre Tréfois est un homme
hors du temps. Un homme des Fêtes galantes de Hugo, Verlaine
et Watteau ; un homme des étangs de Giverny ;
un homme de l’humanisme ou du temps d’Homère,
qui pouvait profiter des « sirènes sur (s)es
genoux ». Voire même un homme des origines.
Pour tout dire, il n’est pas tout à fait homme et
donc encore moins Belge. Un peu plus hérisson dont il
apprécie l’ « inconscient bredouille »,
un peu gargouille, un peu « ours en peluche » sautant à la
marelle : un « velu d’abondance » en
tout cas, un « nain hirsute », un ruminant
qui « mâche ses syllabes » et attend
du ciel de Louvain-la-neuve qu’il mette bas son veau. Et « dilettante ».
Et adepte de « la nonchalance » ne s’accordant
de « vadrouilles (que) picaresques ».
« Entré en nonchalance » comme
d’autres dans les ordres, mais sans toutefois faire vœu
d’ « autarcie affective », Pierre
Tréfois se promène dans le monde, sans y faire
de bruit, comme une « algue (…) au mitan du
fleuve ». Si, si, on le voit régulièrement
dans des manifs, à Bruxelles ou ailleurs ; si, si,
il lui arrive d’ « égrener (sa silhouette)
dans la furie des foules » et il paraît même
qu’il entrouvre ses lèvres le long de son index.
Mais Pierre Tréfois est d’abord un rêveur
plus prêt à forcer les « portes ouvertes » du « château
des reines de pique » que de celui d’Albert
II. Dans la liste des légitimes revendications de la classe
ouvrière (comme on disait autrefois), Pierre Tréfois
ajoute « la revendication d’angelicat mondial » pour
que « l’aube paraphe l’Histoire ».
Un beau lever de soleil en perspective.
Jean-Louis Rambour