LE BEAU NAUFRAGE
Je suis entré chez elle par la porte du jardin, l’amitié est
aussi affaire de maraude. Le jardin est son pays, elle l’a
aménagé de ses mains et un œil avisé pourrait
sans doute y déceler les éclats de rire et les
chagrins, les années fastes et les sèches, celles
où les mots échappent, comme les amis. Ces temps-ci,
le jardin baigne de soleil. Un noyer où frissonne une
balançoire, un bouleau pour les souvenirs de « là-bas »,
d’autres arbres familiers entre lesquels serpente un chemin
dallé de bois, les bambous si hauts maintenant, un vent
léger les agite, bientôt ils monteront jusqu’au
ciel car dans l’ordre du monde, l’espérance
est végétale.
Un peu en retrait, l’isba. Lumineuse maison de l’enfance,
un lit, une table. Tout cela de bric et de broc, fenêtres
ramassées dans les brocantes, planches rescapées
de granges à l’abandon, assemblées par un
ami russe qui n’avait sans doute pas lu dans le texte,
comme elle, les poèmes des Refuzniks mais parlait la même
langue des sans-papiers. Elle a mis des petits rideaux. C’est
là qu’elle écrit, l’été.
C’est à dire souvent car le long hiver russe fait
les cieux picards hospitaliers. Une chaise, un cahier. Il lui
suffit de lever les yeux pour voir couler dans le ciel l’interminable
charroi céladon de la Moskowa.
Pas étonnant qu’elle se soit tout de suite sentie
chez elle dans le jardin de Moreu. Ce qui les rapproche, c’est
l’exil. « L’exil ce n’est pas un
mot, c’est un bruit : la peau qui se déchire. » Pour
lui, plus que Nice et l’exubérance de la Méditerranée,
c’est la lumière qu’il a fuie. Pardon, qui
l’a fui. On ne peut comprendre la minéralité de
sa peinture si l’on ne sait que, très jeune, une
grave déficience rétinienne l’a contraint à un
terrible combat contre l’opacité de l’œil.
C’est en Picardie qu’il s’est mis à l’écart.
Qu’il s’est mis à explorer les débris,
minéraux, végétaux, plumes, mille trouvailles
recueillies lors de ses promenades – tous deux, l’ai-je
dit ?, sont des marcheurs infatigables. Incrustations, collages,
inclusions, j’aime le monde naufragé qu’il
collecte patiemment et qu’il peint en des « casiers
mirobolants ». Ce sont autant d’émotions
qu’il classe et ordonne, et l’on s’étonne
d’y voir éclater autant de blancs. Blanc et bleu,
les couleurs de la Méditerranée.
Cécile Odartchenko a les mêmes émotions puisque
décidément toutes les langues de l’exil se
comprennent. La Russie est son pays, mythique aussi comme tous
les pays de l’enfance. Elle en parle la langue, elle en
aime les poètes, elle en a les manières – une énergie
indomptable, quelque chose de dur et d’intransigeant dans
les convictions, l’excès en tout. Son écriture
est un paysage de la taïga. Elle aime le foisonnement, le
trop plein des mots, les longues périodes où l’on
perd la syntaxe, les accumulations de couleurs, les entassements
d’objets, les amoncellements de sonorités – on
parle haut et fort dans les langues de l’exil. Souvent
je passe boire un thé chez elle, elle me fait la lecture.
D’abord j’écoute ce qu’elle raconte
mais très vite je ferme les yeux et je n’écoute
plus que sa musique, un fleuve impétueux, une voix ample,
comme celle de Blaise à l’aube du siècle,
traversant tant de flamboyantes illusions à bord du Transsibérien.
L’univers de Moreu tient de la Sibérie. Même
immensité, même âpreté, même
combat perdu d’avance contre les éléments.
Mais, dans l’entre-deux, avant d’enfouir toutes traces
sous la neige et l’oubli, s’élève le
chant des hommes, une manière d’espérance
irréductible. Des murmures dans la boue.
Je sais qui nous lirait ce texte merveilleusement : Vissotski…
Roger WALLET